Nationaliser ArcelorMittal ? C’est possible, et pas si compliqué que ça !
Une proposition de loi récemment déposée au Sénat par les groupes de gauche (et un élu LR) et reprise en écho à l’Assemblée par Stéphane Peu donne les contours d’une prise de contrôle du vaisseau amiral de l’acier français, afin d’assurer la souveraineté industrielle et la transition écologique.
La proposition de loi (PPL) est prête. Et elle n’y va pas par quatre chemins. Article 1 : « Afin de garantir la souveraineté industrielle dans le secteur sidérurgique, reconnu comme essentiel à la défense, aux infrastructures critiques et à la transition énergétique, ainsi que la protection des emplois et des compétences, les sites industriels d’ArcelorMittal situés en France, identifiés comme stratégiques pour l’industrie sidérurgique et la transition énergétique, sont nationalisés. »
Déposé le 14 mai, le texte, cosigné par 52 sénateurs des groupes communistes (CRCE-K), socialistes (SER), écologistes (EST) et même par un élu « Les Républicains » (Alain Chatillon), n’en est qu’au premier seuil de son parcours législatif et attend d’être examiné en commission des Finances. A l’Assemblée, une PPL jumelle vient aussi d’être déposée par le député communiste Stéphane Peu, président du groupe Gauche démocrate et républicaine. Il n’en est pas moins le symbole d’un changement d’attitude et de dynamique politique.
Lorsqu’une entreprise privée intervenant dans des secteurs stratégiques est en passe de défaillir, la puissance publique peut et doit reprendre la main. D’autres propositions de loi en préparation à l’Assemblée nationale chez les insoumis, écologistes ou socialistes le préconiseront à des degrés différents.
Un groupe déjà sous perfusion d’argent public
ArcelorMittal est pile dans la cible. Avec sa quarantaine de sites industriels et commerciaux, employant plus de 15 000 salariés, sa branche française en est à 1 100 suppressions de postes en un an. Les négociations en CSE central du dernier plan social en cours de 630 postes se sont si mal passées ce lundi que la CGT des sites du dunkerquois appellent à une nouvelle mobilisation interprofessionnelle à Grande-Synthe le vendredi 20 juin.
La filiale française représente les deux tiers de la production tricolore d’acier. Voir donc ses trois hauts-fourneaux – les trois derniers de France – menacés d’extinction faute d’investissements donne le vertige aux autres secteurs industriels qui dépendent de cette filière à chaud : automobile, énergie, construction, défense, numérique…
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pourquoi il faut nationaliser les hauts-fourneaux ?
D’autant que la société phare du CAC 40 n’en finit pas de repousser les investissements nécessaires à la transition énergétique de ses outils de production, jusqu’à ne plus évoquer ces derniers jours que 1,2 milliard d’euros fin 2025 pour ériger un seul four électrique à Dunkerque quand, début 2024, elle promettait 1,7 milliard d’euros pour remplacer les deux hauts-fourneaux.
Quant au dernier de Fos-sur-Mer, c’est silence radio. Or, ces deux usines dans le Nord et les Bouches-du-Rhône dégagent à elles seules 25 % des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie française. Verdir pour maintenir leurs productions relève d’une question de souveraineté, la transition énergétique devant de surcroît se révéler gourmande en acier, selon les scénarios de l’Ademe.
La semaine dernière, le président d’ArcelorMittal France, Alain Le Grix de la Salle, s’est réfugié derrière « la désindustrialisation en France » et la chute de la demande d’acier – « moins de 4 millions de tonnes » en 2024 alors qu’elle était « de 9 millions de tonnes il y a une dizaine d’années » – pour justifier les désinvestissements en cours. Mais comment croire en la bonne foi des Mittal quand ceux-ci privilégient les investissements au Brésil (+ 33 % entre 2011 et 2024) et en Inde (+ 11 % depuis 2019) plutôt qu’en Europe (- 27 % de 2011 à 2024) ?
Comment donner quitus à une multinationale dont le montant des dividendes et autres rachats d’actions au profit de ses actionnaires représentent trois fois plus que celui réservé aux investissements pour de nouvelles capacités de production ? Le groupe est pourtant sous perfusion d’argent public : 298 millions d’aides en 2023 concernant l’énergie, 4 millions pour les investissements, 10 millions pour le Fonds européen de développement régional, 40 millions de crédit d’impôt recherche, 6 millions au titre du chômage partiel longue durée, 41 millions en allégement de cotisations et 2 millions au titre de l’apprentissage. À quoi il faudrait ajouter « les plus de 5 milliards d’euros au niveau européen issus de la vente de quotas carbone en trop », que n’oublie pas une note de l’institut La Boétie dévoilée par l’Humanité le 28 mai.
Modernisation des outils de production
« Le groupe met en danger toute l’industrie sidérurgique française », tranchent les élus au Sénat dans leur proposition de loi. « Face à cette situation, nous proposons, à l’image des initiatives prises en Italie et au Royaume-Uni, de nationaliser les actifs d’ArcelorMittal situés en France et de créer une société publique chargée de leur exploitation et reconversion », proclament-ils dans l’exposé des motifs.
Cette nationalisation suivrait trois « impératifs » : la souveraineté industrielle et énergétique ; la préservation de l’emploi, des savoir-faire grâce à la modernisation des outils de production ; le contrôle du calibrage des investissements nécessaires à la décarbonation de la production d’acier. « La sécurisation de l’approvisionnement en acier décarboné permettra de stabiliser les coûts et d’éviter les interruptions de production dans ces industries clés », notent les sénateurs, soulignant ainsi le caractère « stratégique » de cette prise de contrôle.
Une « société nationale de l’acier », entreprise publique sous contrôle direct de l’État et sous supervision annuelle des parlementaires, aurait la gestion de ce nouveau vaisseau amiral de la sidérurgie française. À charge pour elle « la modernisation des installations pour répondre aux objectifs de décarbonation, le maintien de l’emploi et des compétences, la pérennité des sites ».
Avec une différence de taille par rapport aux nationalisations de 1945 et 1981. Son conseil d’administration ne serait plus composé exclusivement de représentants de l’État. Des personnalités qualifiées pour leurs expertises techniques, industrielles et environnementales y côtoieraient aussi des représentants des salariés dont le nombre de voix – au moins un tiers de l’instance décisionnaire – serait prépondérant. Les salariés veilleraient donc aussi à l’intérêt général.
Reste à gérer l’expropriation des actifs (matériels et brevets) d’ArcelorMittal pour la France. Une commission indépendante « dont la composition sera précisée par décret en Conseil d’État », dixit la PPL, se chargerait de calculer le montant des indemnités à verser à la famille Mittal (45 % du capital), à tout un tas d’actionnaires « flottants » très minoritaires (45 %) et à quelques institutionnels (10 %), dont BlackRock (5 %). Le texte ne fournit aucune estimation mais précise bien que toutes les aides publiques antérieurement perçues par ArcelorMittal seraient déduites.
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Il n’en coûterait pas un pognon de dingue à l’État. Dans leur note parue le 23 mai, les économistes atterrés Tristan Auvray et Thomas Dallery proposent plusieurs chiffrages. Il faudrait débourser entre 1 et 2 milliards d’euros si l’on prenait la valeur boursière d’ArcelorMittal (20 milliards d’euros) rapportée au poids des profits (5 %) ou des actifs français (10 %). Idem sur la base des résultats à venir et des flux de trésorerie. Mais ce serait l’euro symbolique si l’on tablait les bénéfices, « étant donné les résultats négatifs des sociétés françaises utilisés pour justifier les licenciements », ironisent les économistes.
En prenant en compte les perspectives de bénéfices futurs comme une comparaison de semblables opérations de rachat, l’institut La Boétie formule, lui, une proposition d’indemnisation autour de 4 milliards d’euros. « Cela constituerait une opération relativement importante pour l’Agence des participations de l’État (APE) mais pas du tout inédite. La renationalisation complète d’EDF en 2023 a coûté 9 milliards d’euros. L’augmentation du capital de la SNCF en 2020 a coûté 4 milliards d’euros », rappelle-t-il.
Ce ne serait rien en comparaison des 3,9 milliards d’euros en perte de cotisations et en droits à indemnisation que les 15 400 salariés du groupe, mais aussi les 70 000 salariés indirects (sous-traitance, fournisseurs) et induits (commerce, services publics), feraient valoir auprès de l’assurance-chômage.
« Contrairement aux dogmes néolibéraux, la nationalisation des sites stratégiques n’est ni une utopie ni un retour en arrière, notent les économistes Tristan Auvray et Thomas Dallery. Elle s’inscrit dans une tradition de politique industrielle assumée, comme l’ont montré les exemples récents de la renationalisation d’EDF ou de l’intervention de l’État dans Alstom et les Chantiers de l’Atlantique. » Un sondage exclusif Ifop pour l’Humanité magazine à paraître jeudi leur donne raison : 67 % des personnes interrogées se disent favorables (45 %) ou tout à fait favorables (22 %) à la nationalisation d’ArcelorMittal.
Publié le 2 juin 2025
Stéphane Guérard, L humanité du mercredi 4 06 2025